Les gardiennes de la planète – Interview réalisé le 19/02/23 par Pierre Marcel – Film à voir en salle
Pitch : Une baleine à bosse s’est échouée sur un rivage isolé. Alors qu’un groupe d’hommes et de femmes organise son sauvetage, nous découvrons l’histoire extraordinaire des cétacés, citoyens des océans du monde, essentiels à l’écosystème de notre planète depuis plus de 50 millions d’années.
– Bonjour Jean-Albert Lièvre et félicitations pour ce magnifique film « les gardiennes de la planète », quand avez-vous filmé la mer pour la première fois ?
C’était un film sur la Posidonie à Port-Cros en 1985 pour FR3. C’était une série qui s’appelait « l’homme et la nature », j’étais directeur de production et j’ai appris à plonger à cette occasion. Le réalisateur s’appelait Gérald Calderon, c’est avec lui que j’ai démarré. J’ai découvert avec lui le documentaire et le film nature.
– Avez-vous déjà été chef opérateur sous-marin ?
Oui, j’ai réalisé, il y a longtemps, un film sur les dugongs aux Philippines pour Canal+. C’était une petite DVCAM dans un caisson tout simple. Et je travaillais avec Bill Carson, un opérateur américain, que j’ai découvert au Mexique en filmant les cénotes pour l’émission Ushuaïa. Et il m’a Initié à la plongée.
– Pour ce film, les premières baleines que vous ayez filmées, ça remonte à quand ?
C’était pendant le repérage, en décembre 2020, au Mexique. J’étais seul pour choisir les équipes avec lesquelles on allait travailler. Et coup de bol, on était sur la lagune, une baleine était là et elle a sauté. Elle ne devait pas être là parce que ce n’était pas la période. J’ai pris ce saut comme un très bon signe mais je n’ai pas gardé cette image.
– Je reviens à la genèse de « Les gardiennes de la planète », est-ce que vous pouvez nous parler de cette première fois où vous avez mis un masque et où vous avez vu un géant des mers en vrai ?
C’était au Silver Bank, au large des îles Turks and Caicos en République Dominicaine. C’est un haut fond fait de corail et de sable. On faisait un plateau avec Nicolas Hulot et ça s’est mal passé, parce qu’on n’a pas eu d’images de baleine. Ça soufflait partout mais on n’arrivait pas à les approcher. Et toute l’équipe est partie. Moi je suis resté avec Thierry Commissionat et Bill Carson, le chef opérateur sous-marin, pour essayer de faire des images complémentaires. Je nageais quand d’un seul coup, j’ai vu le sol bouger. Au début, j’ai cru que j’avais fait un malaise, en fait c’était une baleine à bosse. Elle était posée dans le fond. On a eu un échange de regard, avec cet œil fixe et bienveillant que tout le monde peut voir dans le film. Dans son regard, j’ai senti un échange, une complicité. Tu sens que tu es observé par un être intelligent, qui te regarde, tu sens qu’il se passe quelque chose. J’ai mis souvent ce type de plan dans le film, parce que c’est une image clé. C’est ce regard-là qui a tout changé pour moi. J’en ai rêvé ensuite pendant plusieurs nuits. Je me suis dit, il faut absolument réaliser un film sur les baleines, c’était en 1992.
– Quand est-ce que vous avez décidé de réaliser « Les gardiennes de la planète » ?
Après la sortie en salle du « Syndrome du Titanic » en 2009, j’ai écrit un scénario sur les baleines, mais qui n’avait pas grand-chose à voir avec « Les Gardiennes de la planète ». C’était un film mêlant fiction et documentaire sur l’histoire d’un procès. J’avais l’accord de Cécile de France pour incarner ce projet. C’était l’histoire d’une biologiste qui fracassait son bateau contre un bateau japonais de pêche à la baleine. Et au lieu de prendre un avocat pour assurer sa défense, elle se lançait dans une plaidoirie pour les baleines et de là on partait dans un film documentaire. La plaidoirie était issue du livre poétique « Whale Nation » de Heathcote William. Mais je n’ai pas réussi à monter le projet. En revanche pour ce nouveau scénario, j’ai voulu conserver les poèmes. Ils avaient été écrits en 1980, donc j’ai réécrit ou adapté certains poèmes pour qu’ils soient plus en lien avec l’actualité. Et je n’ai pas voulu conserver le côté fiction du premier projet.
– Avez-vous rencontré Heathcote William ?
Oui, quand j’ai découvert ses poèmes, je suis allé le rencontrer à Oxford. Mais aujourd’hui, il est mort, donc c’est un peu un hommage d’avoir introduit sa voix qui récite ses textes dans le film. Je trouve que ça conclut bien le récit.
– Dans votre film, on voit beaucoup d’espèces de baleines différentes. Est-ce qu’il y en a que vous n’avez pas réussi à filmer ? Et si c’est arrivé, pourquoi ?
On n’a pas réussi à filmer le narval, aucune image. C’était au mois de mars au Groenland, les frontières étaient fermés à cause de la pandémie de Covid et la glace avait trop fondu. Le bord de la banquise était devenu une soupe et on ne pouvait pas s’approcher au bord alors que c’est de là que l’on peut filmer les narvals. On a essayé d’y aller en bateau mais on s’est fait bloquer par les glaces.
– Étiez-vous présent sur tous les tournages ?
Sur « Les gardiennes de la planète », j’ai été présent sur 80% des tournages mais la crise du Covid ne m’a pas facilité la tâche. Tous les tournages se sont faits avec une toute petite équipe composée de moi et de Nedjma Berder, le chef opérateur du film. A chaque tournage, j’ai engagé des opérateurs locaux pour les images sous-marines. A Tahiti par exemple, j’ai engagé deux opérateurs sous-marins qui vivent à Tahiti et qui possèdent leurs matériels de tournage. J’ai fait pareil au Mexique, en Irlande, à l’île Maurice, aux îles Tonga, en Nouvelle-Zélande. Et là où je n’ai pas pu aller, j’ai fait appel à des gens que je connaissais et qui étaient capables de suivre mes envies et objectifs artistiques.
– Où avez-vous filmé la grande baleine bleue ?
Toutes les images de drones ont été tournées en Mer de Cortez et les images sous-marines c’est à San Diego. Ce n’est pas moi directement, mais c’est un opérateur américain qui a fait ça pour nous.
– Comment communiquer avec un chef opérateur sous-marin ? J’imagine que vous aviez des directions artistiques précises, comment partager sa vision des choses ?
J’ai storyboardé entièrement le film. J’ai créé 250 pages composées de photos et de dessins. J’ai créé cela pour expliquer, par exemple, les entrées et les sorties de cadres aux opérateurs sous-marins et aux opérateurs des drones. Je voulais des cadres fixes, pas de mouvement, je voulais que les baleines évoluent dans le cadre. Je voulais des baleines petites dans le cadre, pas que des gros plans. Et tous les soirs, après le tournage on visionnait les images et je pouvais faire mes ajustements avec l’opérateur. On a tourné 400 heures de rushs, faire la sélection le plus tôt possible, c’était décisif.
– On est presque dans la sensation du toucher avec les baleines dans votre film « Les gardiennes de la planète ». Comment est-ce possible de réaliser ce type de plan ?
D’une manière générale, les opérateurs sous-marins font un peu tous les mêmes types de plan. Sur ce film, j’ai eu la chance d’avoir des opérateurs qui ont véritablement eu un regard de cinéaste et avec qui la relation avec l’animal est particulière et donc intéressante pour le film. Pour moi, le meilleur de tous c’est René Heuzey. Il a tourné la séquence sur les cachalots à l’île Maurice, c’est un opérateur qui a un sens du cadre exceptionnel. Quand une baleine passe, il reste dessus, il sait que la queue va remplir l’intérieur du cadre et il prépare la sortie de son cadre. Il improvise sans arrêt et s’adapte de façon incroyable aux déplacements des animaux. Il y a des opérateurs qui ont des contacts particuliers avec les animaux, que d’autres n’ont pas. Avec eux, il se passera toujours des trucs dingues. Et avec d’autres, il ne se passera jamais rien. René Heuzey ou Yves Lefebvre à Tahiti sont de ceux qui ont un lien unique avec ces animaux et ça se voit à l’image.
– Les sociétés de productions qui produisent des documentaires animaliers sur les baleines ont toujours des budgets très importants pour réaliser leurs films. Comment avez-vous fait pour que le budget de votre film soit si mesuré ?
On a fait ce film avec une toute petite équipe. On était seulement deux en partant de Paris et on embauchait sur place des professionnels qui connaissaient les lieux. On a fait parfois un peu du « bricolage ». Mais les grosses équipes qui partent en tournage, viennent souvent avec du matériel sophistiqué, des assistants, et ils se sentent un peu obligés de prendre un matériel super lourd. Par exemple, on a croisé des équipes de la BBC ou de Netflix. Pour réaliser des plans bien stabilisés, ils avaient un bateau de pêche sur lequel ils avaient installés une grue et au bout une caméra avec une tête gyrostabilisé « shotover ». Avec ce système, quand la baleine arrivait, ils n’étaient jamais prêts au bon moment, ils rataient les images. Moi, j’ai fait les plans stabilisés en retirant les pales du drone et en le tenant à la main au ras de l’eau. Comme le drone possède un super stabilisateur d’images, j’ai réussi comme ça à faire les images dont je rêvais et sans dépense supplémentaire. C’est du bricolage, mais ça marche. Même logique pour les drones, les grosses équipes, ils sont trois pour un drone. Un qui cadre, le deuxième qui pilote et un assistant pour récupérer la machine, gérer les batteries etc. Et bien nous, il n’y avait qu’une seule personne pour le drone. Et nos plans sont fabuleux, tu ne peux pas voir la différence avec de plus grosses productions.
– Pourquoi il y a autant de parallèles avec l’univers, l’espace, les étoiles dans le film ?
J’ai toujours mis dans tous mes films des images de l’espace. Je trouve qu’avec les baleines, ça s’y prête très bien, parce qu’elles sont elles-mêmes dans un univers en trois dimensions. Elles flottent en apesanteur, donc je trouvais ce parallèle intéressant. Aussi, les baleines chantent sur la même fréquence que les étoiles donc ça correspondait bien. Et pour réaliser à quoi ressemble le territoire des baleines, on se le représente mieux depuis l’espace car la planète est bleue. Il y a cette phrase de William Heatcock qui est : « Vue de l’espace, la planète est bleue et ce n’est plus le territoire des hommes mais celui des baleines ». Je voulais que ce soit une odyssée océanique et spatiale.
– J’ai été surpris par des plans du film qui sont plus du domaine de la science-fiction que du documentaire où l’on voit des baleines évoluer parmi des montagnes terrestres inversées, pourquoi avoir choisi ces plans si originaux ?
C’est pour illustrer le fait que les cétacés évoluent dans des paysages que l’on ne connaît pas nous les humains. Comme on ne peut pas filmer les baleines en profondeur sous l’eau car il y fait très sombre et qu’on ne peut pas faire des plans super larges. Je me suis dit faisons-les évoluer au-dessus de montagnes imaginaires. C’est une petite fantaisie que je me suis permise. Mes producteurs n’aimaient pas du tout, ils voulaient les retirer mais Jean Dujardin a adoré et j’ai réussi à les garder.
– Pourquoi avez-vous choisi une voix-off masculine plutôt qu’une voix féminine ?
J’ai beaucoup hésité, je voulais une voix féminine et j’avais pensé à Cécile de France avec qui je voulais travailler sur le premier projet mais comme elle avait déjà fait la voix d’un film pour Disney sur les baleines, ce n’était plus possible. Et puis je me suis dit, c’est pas mal une voix d’homme sur une histoire animale qui est féminine, ça va créer un truc particulier. Et puis Jean Dujardin est tellement populaire que ça ne pouvait qu’aider le film.
– Comment s’est passée la collaboration avec Jean Dujardin ?
Cette collaboration s’est vraiment très bien passée. Il a vu le film et s’est passionné pour le sujet. Je trouve qu’il a un ton juste. Dans la réalisation documentaire, c’est le commentaire qui est le plus compliqué. Parce que ça peut tout détruire ou tout porter. J’avais pensé poser la voix d’Heathcote Williams, mais comme il est mort entre temps, ce n’était plus possible. Mais je suis très content d’avoir Jean Dujardin comme voix-off de « Les gardiennes de la planète », j’aime beaucoup son commentaire.
– Est-ce qu’il y a des films qui vous ont inspiré ?
Non, au contraire. Je ne voulais rien voir qui pouvait m’influencer. James Cameron a sorti une série sur les baleines « Secrets of the Whales » et j’ai refusé de la regarder. Je n’ai pas voulu être inspiré par d’autres et que l’on vienne me dire : « vous avez copié ça ou ça ». Donc non, je n’ai rien regardé pour m’inspirer sur ce film, au contraire.
– À partir de quel âge conseillez-vous votre film, « Les gardiennes de la planète » ?
Dix ans.
– Je voulais savoir si vous aviez d’autres projets avec la mer ?
Oui j’en ai deux autres, j’écris. Mais je reste discret pour le moment.